Lettre adressée à la ministre Monsef concernant le mieux-être des travailleurs communautaires de lutte contre la violence

 

Le 30 juin 2020

PAR COURRIEL

 

L’honorable Maryam Monsef
Ministre des Femmes et de l’Égalité des genres et du Développement économique rural
Femmes et Égalité des genres Canada
C.P. 8097, succursale T, CSC
Ottawa (Ontario)  K1G 3H6

 

c. c. : L’honorable David Lametti, C.P., c.r., député; l’honorable Patty Hajdu, C.P., députée; l’honorable Bill Blair, C.P., député; l’honorable Carla Qualtrough C.P., députée

Madame la Ministre,

 

Je vous écris en ma qualité d’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels1 afin d’encourager votre équipe de direction à fournir davantage de soutien aux travailleurs communautaires de la lutte contre la violence, qui jouent un rôle essentiel en soutenant les victimes et les personnes survivantes de violence fondée sur le genre. En aidant leurs clients, ces travailleurs sont régulièrement exposés à des traumatismes liés au stress professionnel qui affectent profondément leur santé et leur bien-être. Cette réalité est aggravée par le fait que l’investissement dans cette profession est en baisse aux niveaux provincial et territorial, ce qui impose davantage de stress aux personnes qui travaillent actuellement dans ce secteur en manque de ressources.

Travailler auprès des victimes et des personnes survivantes de violence fondée sur le genre est exigeant sur le plan émotionnel et psychologique. En offrant des services d’intervention d’urgence et d’orientation, ainsi que d’autres services essentiels, les travailleurs communautaires de lutte contre la violence s’engagent à travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. L’exposition constante aux traumatismes des clients peut entraîner plusieurs effets négatifs, à savoir des traumatismes indirects (changements cognitifs négatifs qui ont une incidence sur l’estime de soi, le sentiment de sécurité et la vision du monde et qui peuvent entraîner l’isolement, des cauchemars, etc.), le stress traumatique secondaire (accablement psychologique aiguë en réponse à l’exposition au traumatisme), l’usure de la compassion (sentiment d’impuissance) et, enfin, de l’épuisement professionnel. Ces répercussions sur les travailleurs sont particulièrement accrues au sein des collectivités autochtones : le taux de victimisation des femmes autochtones est élevé au Canada, mais il y a très peu de travailleurs de la lutte contre la violence dans les collectivités pour répondre à ces besoins. Les quelques travailleurs disponibles sont surchargés par la quantité de demandes et ils paient cher leur santé mentale pour aider les victimes d’un traumatisme. Les services communautaires sont plus importants que jamais vu la méfiance qu’éprouvent les victimes autochtones à l’égard du système de justice pénale officiel. En raison de ces pressions, le roulement de personnel est incroyablement élevé.

Je crois qu’il est important d’examiner cette question sous l’angle de l’égalité des genres, étant donné que la majorité des travailleurs communautaires de lutte contre la violence sont des femmes – tout comme les victimes et les personnes survivantes. En outre, le travail de lutte contre la violence est perçu selon des stéréotypes féminins traditionnels : comme un travail maternel et soignant, défini par la sympathie et la compassion. Cette perception est méprisante et sous-estime le rôle essentiel que jouent les travailleurs de la lutte contre la violence. Les travailleurs soutiennent les victimes des crimes les plus violents et les plus destructeurs, et militent en leur faveur, en fournissant des services d’intervention d’urgence, en accompagnant et en soutenant les victimes vulnérables et traumatisées lors d’entretiens avec la police, d’examens à l’hôpital et chaque fois qu’elles doivent comparaître devant la cour de justice pénale, et en fournissant un soutien psychologique spécialisé en cas de traumatisme. La valeur qu’ils revêtent en contribuant à la guérison et à la résilience des victimes et des personnes survivantes de violence fondée sur le genre ne peut être exagérée, mais elle n’est pas reconnue. Leurs salaires et avantages sociaux sont inadéquats, leur milieu de travail ne leur offre aucun soutien pour les aider à surmonter leurs traumatismes liés au stress professionnel, et aucune possibilité de formation qui pourrait les aider à renforcer leur résilience aux effets de leur travail ne leur est offerte. Ce type de soutien est pourtant fourni aux premiers intervenants, comme les policiers, les pompiers et les ambulanciers paramédicaux, parce que ces professions majoritairement masculines sont pratiquées par des personnes perçues comme courageuses, héroïques et respectables. Ces perceptions des travailleurs de première ligne contribuent à miner les réalités auxquelles sont aux prises les travailleurs communautaires de lutte contre la violence dans la prestation de leurs services, à nuire à leur bien-être et à entraver leur capacité à aider les victimes de violence.

Nous ne nions pas l’importance de contribuer à la guérison et à la résilience des victimes de violence fondée sur le genre. Il faut toutefois accorder la même importance au bien-être des travailleurs de la lutte contre la violence, afin qu’ils puissent continuer à fournir des services essentiels aux victimes et aux personnes survivantes. À l’heure actuelle, ils ne sont pas outillés pour répondre aux besoins de toutes les victimes de violence fondée sur le genre. Leurs organisations manquent de personnel et bon nombre d’entre elles comptent sur le bénévolat en raison de contraintes financières. Comparativement aux professionnels à temps plein – dont bon nombre sont eux‑mêmes des survivants de violence – les bénévoles sont encore plus mal préparés à gérer les incidences traumatiques de ce travail. Ils ne devraient pas avoir à gérer seuls l’exposition aux traumatismes; ils méritent les mêmes mesures de soutien en matière de santé au travail, de santé mentale et de sécurité que les premiers intervenants pour prévenir le stress et les traumatismes liés à la profession et y répondre. En ayant les bons outils pour favoriser la force et la résilience des travailleurs communautaires de la lutte contre la violence, nous leur donnons les moyens d’aider les victimes et les personnes survivantes.

Votre ministère a l’occasion de diriger cette initiative par l’entremise d’une approche pangouvernementale qui prévoit le financement de recherches approfondies sur les traumatismes liés au travail dans le secteur de la lutte contre la violence, afin d’accroître les connaissances sur les incidences et les répercussions sur la santé de ce travail de première intervention en fonction des données probantes. Il est évident qu’il faut allouer plus de fonds aux organismes et services communautaires de lutte contre la violence pour l’embauche, la formation et l’établissement d’avantages et de soutien en milieu de travail, afin de contrer les compressions budgétaires provinciales et territoriales – un effort auquel peuvent participer vos collègues des ministères de la Sécurité publique, de la Santé et d’Emploi et Développement social. Comme cette question concerne l’égalité entre les genres, je suis tout à fait disposée à appuyer l’élaboration de telles stratégies avec votre équipe.

Pour plus de détails sur le sujet, vous trouverez ci-joint un article commandé par mon bureau, écrit par Kate Rossiter, Misha Dhillon et Tracy Porteous, intitulé « Mieux-être des travailleurs communautaires de lutte contre la violence : Examen de la documentation sur le sujet et recommandations à l’intention du Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels ». Je serais heureuse d’en discuter davantage avec vous et j’attends avec intérêt votre réponse à cette question essentielle.

Je vous prie d’agréer, madame la Ministre, l’expression de mes sentiments distingués.

 

L’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels,
Heidi Illingworth


[1] Le mandat de mon bureau est de veiller à ce que les droits des victimes et des survivants d’actes criminels soient respectés et maintenus et que le gouvernement fédéral respecte ses obligations envers les victimes. Pour ce faire, nous nous assurons que les victimes et leurs familles ont accès aux programmes et aux services fédéraux spécialement conçus pour leur soutien. En plus de nos efforts continus visant à aider les victimes, nous avons aussi la responsabilité de cerner et de faire ressortir les problèmes émergents et systémiques qui ont une incidence négative sur les victimes d’actes criminels au niveau fédéral. Ce faisant, nous travaillons en étroite collaboration avec les fournisseurs de services aux victimes et une foule d’autres intervenants gouvernementaux et non gouvernementaux pour mener à bien notre objectif commun de mettre en place un système de justice adapté aux besoins de l’ensemble de la population canadienne.




Réponse

 

3 septembre 2020


Heidi Illingworth
Ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels
Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels
heidi.illingworth@ombudsman.gc.ca


Madame l’Ombudsman,


J’espère que vous et vos proches vous portez bien pendant cette période sans précédent.

Je vous remercie pour votre lettre et de m’avoir fait parvenir le rapport Mieux-être des travailleurs communautaires de lutte contre la violence : Examen de la documentation sur le sujet et recommandations à l’intention du Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels. Ces deux communications brossent un portrait troublant de la situation à laquelle se heurtent les travailleuses et travailleurs de première ligne dans les organismes communautaires de lutte contre la violence.

La violence fondée sur le sexe (VFS) est l’une des violations des droits de la personne les plus répandues, meurtrières et fermement ancrées de notre époque. Notre gouvernement demeure résolu à prévenir et à contrer la VFS sous toutes ses formes. Je suis heureuse de pouvoir compter sur votre engagement et votre appui dans le cadre des efforts déployés pour résoudre ce problème.

La pandémie de la COVID-19 a amplifié et exacerbé les lacunes existantes au sein du système de soutien pour les victimes de violence fondée sur le sexe. Elle a fait ressortir les problèmes, tels que le sous-financement, que les travailleuses et les travailleurs de lutte contre la violence signalent depuis des décennies. La COVID-19 et la « pandémie parallèle » de VFS ont souligné l’importance cruciale de ces organismes fournisseurs de services. C’est pourquoi notre gouvernement a agi rapidement en octroyant un financement d’urgence allant jusqu’à 50 millions de dollars aux maisons d’hébergements pour femmes et aux centres d’aide aux victimes d’agressions sexuelles afin d’assurer la continuité et la viabilité de leurs services pendant la pandémie.

Bien que ces efforts concrets aient procuré une aide immédiate là où les besoins étaient les plus pressants, je reconnais qu’il reste beaucoup à faire. Le mieux-être des travailleuses et des travailleurs de lutte contre la violence est un problème lié à l’égalité des genres, étant donné la surreprésentation des femmes qui travaillent dans le secteur et le fait que ce sont majoritairement des femmes qui demandent un soutien au secteur.

Avant la pandémie de la COVID-19, mon équipe et moi avions commencé à donner suite à la toute première stratégie fédérale de lutte contre la violence fondée sur le sexe afin d’élaborer un plan d’action national pour mettre fin à cette forme de violence.

Lors de consultations effectuées au cours des cinq dernières années, la population canadienne a communiqué au gouvernement fédéral un ensemble clair de priorités afin d’orienter ce Plan. De plus, lors des consultations tenues depuis le début de la pandémie de la COVID-19, des spécialistes et des organismes de défense des droits de partout au pays ont réaffirmé ces priorités et insisté sur une intervention urgente afin de répondre à ces besoins de longue date.

Je me réjouis à l’idée de poursuivre cette discussion avec vous au fur et à mesure que nous dressons le Plan d’action national. Vos observations seront essentielles à l’élaboration d’une réponse pangouvernementale et nationale visant à éliminer les obstacles systémiques et les difficultés auxquels se heurtent les travailleuses et les travailleurs de lutte contre la violence.

Je vous remercie de m’avoir écrit au sujet de cet important enjeu; je vous remercie également de votre action revendicatrice et de votre soutien, à la fois pour les travailleuses et les travailleurs de lutte contre la violence et les personnes survivantes. Malgré la période difficile que nous traversons, nous sommes déterminés à donner suite à nos priorités et à continuer de tenir nos engagements pour les Canadiennes et les Canadiens qui comptent sur nous. Je tiens à vous assurer que nous continuerons de répondre à la situation découlant de la COVID-19 et de concrétiser nos objectifs à long terme de promouvoir l’égalité des genres et d’éliminer la VFS.

Je vous prie d’agréer, Madame, mes sincères salutations,


L’honorable Maryam Monsef, C.P., députée
Ministre des Femmes et de l’Égalité des genres
et du Développement économique rural