Lettre adressée à l’honorable Carolyn Bennett, ministre des Relations Couronne-Autochtones concernant le financement durable pour les organismes dirigés par des Autochtones

 

Le 21 septembre 2020

L’honorable Carolyn Bennett, M.D., C.P., députée
Ministre des Relations Couronne-Autochtones
Chambre des communes
Ottawa (Ontario)  K1A 0H4

 

OBJET : Financement durable pour les organismes dirigés par des Autochtones

 

Madame la Ministre,

 

Je vous écris en ma qualité d’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels1 pour vous encourager à fournir un financement durable aux organismes communautaires et locaux autochtones dans le cadre de l’élaboration d’un plan d’action national visant à mettre en application les appels à la justice concernant les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (FFADA). Bien que les organismes existants apportent un soutien essentiel aux victimes et aux survivants autochtones d’actes criminels et de violence fondée sur le sexe, ils sont contraints de s’en remettre à des cycles de financement ponctuel pour des projets précis et n’ont pas accès à des sources de financement durable qui leur permettraient de répondre correctement à la demande massive pour leurs services.

Bien que la population autochtone représente une petite proportion de l’ensemble de la population canadienne, nous savons que le nombre de victimes de violence y est beaucoup plus élevé qu’au sein du reste de la population. C’est particulièrement vrai pour les femmes autochtones. En 2014, Statistique Canada a constaté que les femmes autochtones étaient environ trois fois plus susceptibles de déclarer être victimes de violence conjugale que les femmes non autochtones. La même année, la GRC a révélé dans un rapport sur le nombre de FFADA que près de 70 % des femmes autochtones assassinées entre 1980 et 2012 l’avaient été dans leur propre foyer. Nous savons également que la pandémie de COVID-19 a exacerbé la violence conjugale et les inégalités socioéconomiques existantes, et qu’elle a entraîné l’augmentation de la demande liée aux refuges et aux services d’aide aux victimes de première ligne, déjà largement sollicités. La pandémie de COVID-19 frappe plus durement les collectivités autochtones que les collectivités non autochtones, et ce, à tous les égards.

En dépit de ces réalités, selon Statistique Canada, il n’y avait au Canada, en 2017-2018, que 85 refuges pour victimes de violence qui entretenaient des liens avec des collectivités ou des organismes autochtones, et plus de la moitié (59 %) de ces refuges étaient situés dans des régions rurales. Toutefois, les refuges autochtones et non autochtones en milieu urbain affichaient des taux d’occupation plus élevés que ceux en milieu rural. Statistique Canada a également indiqué que les femmes et les enfants qui allaient dans des refuges autochtones étaient en moyenne plus jeunes que ceux qui allaient dans des refuges non autochtones. Ainsi, compte tenu de cette situation et des problèmes de surcapacité des refuges pour femmes – problèmes qui se posent surtout dans les petites collectivités, les régions rurales et le Nord, où il n’existe pas d’autres solutions accessibles – les victimes restent dans des situations de violence, risquent de se retrouver sans abri et sont plus vulnérables à la traite de personnes. Ces réalités menacent aussi la santé et le bien‑être des travailleurs de première ligne; ils sont profondément touchés par le stress au travail, qui est exacerbé par la forte demande dans un secteur dont les ressources sont insuffisantes.

Comme nous le répètent sans cesse les gardiens du savoir de notre conseil consultatif autochtone, et comme l’ont souligné le rapport final de l’Enquête nationale sur les FFADA et les appels à l’action qui ont été élaborés depuis la publication du rapport, c’est au cœur des collectivités autochtones que se trouvent la clé pour garantir le bien-être des Autochtones. L’approche qui consiste à veiller à ce que les organismes autochtones disposent des ressources dont ils ont besoin pour fournir des services qui respectent la culture est donc celle qui convient le plus, compte tenu des traumatismes subis par les Autochtones, puisqu’elle reconnaît la nécessité de décoloniser les services et de soutenir un changement systémique.

Les peuples autochtones, et plus particulièrement les femmes autochtones, ont été victimes de racisme et de discrimination systémiques de la part des institutions canadiennes; ainsi, les Autochtones sont nombreux à se montrer réticents à faire appel aux services d’aide parce qu’ils craignent d’être exposés à des interactions qui les traumatiseront ou qui leur feront revivre les traumatismes subis. L’histoire de la colonisation, les pensionnats indiens et leurs effets dévastateurs sur la langue et la culture autochtones accentuent cette méfiance, tout comme la pénurie de services offerts par des organismes autochtones et financés par le gouvernement fédéral. Il pourrait donc être difficile pour le Canada d’atteindre l’objectif d’améliorer l’accès à la justice, qui fait partie des 17 objectifs de développement durable des Nations Unies qu’il s’est engagé à respecter.

Il est essentiel d’assurer aux Autochtones victimes de violence la prestation de services et de mesures de soutien spécialisés qui sont pertinents et qui respectent la culture. Bon nombre de programmes fournissent une combinaison de méthodes de guérison traditionnelles, de soins dirigés par les aînés ou de programmes de guérison par la terre, qui ont recours à des remèdes traditionnels provenant de la terre pour aider à la guérison d’un grand nombre de traumatismes, de dépendances et de problèmes de santé mentale. Le point commun de ces excellents programmes? Ils n’ont jamais les fonds dont ils ont besoin pour poursuivre leurs travaux.

Le plan d’action national permettra de mettre en œuvre immédiatement des changements significatifs et systémiques pour les peuples autochtones du Canada. Je recommande la création de volets de financement durable pour les organismes locaux et communautaires qui soutiennent les victimes d’actes criminels et leurs familles et qui sont dirigés par des Autochtones afin qu’ils disposent des pouvoirs et des outils nécessaires pour répondre aux besoins de leurs collectivités. Le sous‑financement constant de ces organismes a contribué à perpétuer les cycles de violence envers les femmes et les filles autochtones et nuit encore au bien-être des Autochtones alors qu’il existe pourtant des solutions de financement pilotées par des Autochtones. La mise en œuvre de ces solutions de financement pourrait contribuer à la réconciliation puisqu’elle répondra à certains des appels à la justice qui ont découlé de l’Enquête nationale sur les FFADA, à savoir les appels 1.8, 3.2, 3.7, 4.3, 4.7, 4.8, 5.6 ii, 16.19, 16.29, 17.20 et 18.72. Je souligne également que le rapport sur l’Enquête nationale sur les FFADA était inaccessible aux familles; je profite donc de l’occasion pour recommander que le rapport « Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées » soit réécrit en langage clair et qu’il soit communiqué largement aux familles.

Je vous offre mon soutien pour la réalisation de ces objectifs en ma qualité d’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels. Au plaisir de discuter plus en détail avec vous de cette importante question.

 

Sincères salutations,

 

Heidi Illingworth
Ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels

 

c.c.     L’honorable David Lametti, C.P., député, ministre de la Justice et procureur général du Canada


 

1 Le mandat de mon bureau est de veiller à ce que les droits des victimes et des survivants d’actes criminels soient respectés et maintenus et à ce que le gouvernement fédéral respecte ses obligations envers les victimes. Pour y parvenir, nous nous assurons que les victimes et leurs familles ont accès aux programmes et aux services fédéraux spécialement conçus pour leur soutien. En plus de nos efforts continus visant à aider les victimes, nous avons aussi la responsabilité de déterminer et de signaler les problèmes émergents et systémiques qui ont une incidence négative sur les victimes d’actes criminels à l’échelle fédérale. Ce faisant, nous travaillons en étroite collaboration avec les fournisseurs de services d’aide aux victimes et une foule d’autres intervenants gouvernementaux et non gouvernementaux pour réaliser notre objectif commun de mettre en place un système de justice qui est mieux adapté aux besoins de l’ensemble de la population canadienne.

2 1.8 Nous demandons à tous les gouvernements de mettre en place un financement particulier à long terme destiné aux communautés et aux organisations autochtones, afin de créer, d’offrir et de promouvoir des programmes de prévention et des campagnes d’éducation et de sensibilisation visant les communautés et les familles autochtones et portant sur la prévention de la violence et sur la lutte contre la violence latérale. Un financement de base, par opposition à un financement par programme, doit ainsi être fourni de manière continue aux organisations nationales et régionales travaillant auprès des femmes et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones.

3.2 Nous demandons à tous les gouvernements de fournir un financement adéquat, stable, équitable et continu aux services de santé et de bien-être communautaires destinés aux Autochtones, afin qu’ils soient accessibles et adaptés à la culture et qu’ils répondent aux besoins des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones sur le plan de la santé et du bien-être. En effet, l’absence de tels services au sein des communautés autochtones continue de les forcer à déménager pour obtenir des soins. Les gouvernements doivent donc veiller à ce que des services de santé et de bien-être soient offerts et accessibles dans les communautés autochtones et dans les lieux où résident les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones.

3.7 Nous demandons à tous les gouvernements d’offrir du soutien et des programmes de guérison continus et accessibles à tous les enfants des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones et aux membres de leur famille. Plus précisément, nous demandons la création, de façon permanente, d’un fonds semblable à la Fondation autochtone de guérison et au financement qui lui est accordé. Ce fonds et son administration doivent être indépendants des gouvernements et tenir compte des distinctions. Il doit comporter des montants réservés qui sont accessibles et répartis équitablement entre les Inuits, les Métis et les Premières Nations.

4.3 Nous demandons à tous les gouvernements d’appuyer les programmes et les services de soutien destinés aux femmes, aux filles et aux personnes 2ELGBTQQIA autochtones de l’industrie du sexe afin de promouvoir leur sécurité. Ces programmes doivent être conçus et offerts en partenariat avec les personnes qui ont une expérience personnelle de cette industrie. Nous demandons un financement stable et à long terme pour ces programmes et ces services.

4.7 Nous demandons à tous les gouvernements d’appuyer l’établissement et le financement durable à long terme de refuges, d’espaces sûrs, de maisons de transition, de maisons d’hébergement de deuxième étape et de services dirigés par les Autochtones, et libres d’accès pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones qui sont sans domicile ou qui vivent une situation précaire, qui sont aux prises avec l’insécurité alimentaire ou la pauvreté, et qui fuient la violence ou ont été victimes de violence et d’exploitation sexuelle. Tous les gouvernements doivent s’assurer que ces refuges, ces maisons de transition, ces maisons d’hébergement et ces services sont adaptés aux besoins culturels des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones, et qu’ils leur sont accessibles indépendamment de leur lieu de résidence. 4.8 Nous demandons à tous les gouvernements de veiller à la mise en place de stratégies et de financement adéquats pour l’établissement de services et d’infrastructures de transport et de transport en commun sécuritaires et abordables destinés aux femmes, aux filles et aux personnes 2ELGBTQQIA autochtones vivant dans des communautés éloignées ou rurales. Le transport doit répondre aux besoins et être offert aux communautés autochtones en tout temps et dans des villes et des villages de toutes les provinces et tous les territoires au Canada. Les stratégies et le financement doivent : • contribuer de diverses manières à accroître la sécurité du transport en commun; • remédier à l’insuffisance des moyens de transport en commun commerciaux disponibles; • mettre en place des mesures d’adaptation spéciales pour les communautés éloignées et les communautés du Nord, qui sont seulement accessibles par avion.

5.6 Nous demandons aux gouvernements provinciaux et territoriaux d’élaborer une approche améliorée, holistique et exhaustive à l’égard de la prestation de mesures de soutien aux victimes autochtones d’actes criminels et aux familles et proches de personnes autochtones disparues ou assassinées. Les mesures suivantes doivent être comprises, sans toutefois s’y limiter :

ii Des services aux victimes adéquats, fiables, adaptés à la culture et accessibles doivent être proposés aux membres de famille et aux survivantes d’actes criminels, et un financement doit être fourni aux organisations autochtones et communautaires qui offrent aux victimes des services et du soutien pour favoriser leur guérison.

16.19 Nous demandons à tous les gouvernements de mettre sur pied des refuges, des maisons de transition et des maisons d’hébergement de deuxième étape sécuritaires pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA inuites qui fuient la violence De telles maisons et de tels refuges doivent être établis dans toutes les communautés inuites et dans les centres urbains ayant une grande population inuite. Ces refuges ne doivent pas être tenus de fonctionner au maximum de leur capacité pour pouvoir demeurer ouverts et recevoir du financement. De plus, ils doivent être indépendants des organismes de services à l’enfance et à la famille, parce que certaines femmes pourraient éviter de se rendre dans les refuges de crainte que ces organismes n’interviennent. Cette mesure comprend la mise sur pied et le financement de refuges et d’espaces sûrs pour les familles, les enfants et les jeunes, y compris les Inuits qui s’identifient comme personnes 2ELGBTQQIA et ceux qui sont confrontés à une crise socioéconomique, dans toutes les communautés inuites et dans les centres urbains ayant une grande population inuite.

16.29 Nous demandons à tous les gouvernements et à tous les fournisseurs de services, en étroite collaboration avec les Inuits, de concevoir et de fournir aux victimes des services intégrés, accessibles et adaptés à la culture. Ces services doivent être disponibles et accessibles à tous les Inuits et dans toutes leurs communautés.

17.20 Nous demandons à tous les gouvernements de financer et d’appuyer des programmes conçus pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA métisses, y compris un meilleur accès à des programmes de guérison traditionnelle, des centres de traitement pour les jeunes, des initiatives et financement visant la prévention de la violence et le soutien pour les familles métisses, et la création d’espaces sûrs et faciles d’accès, destinés notamment aux mères et aux familles métisses dans le besoin.

18.7 Nous demandons à tous les gouvernements et à tous les fournisseurs de services d’accroître le soutien aux initiatives communautaires en place qui ont fait leurs preuves, y compris au moyen d’un financement de base stable.